La rumeur

De Site de Thierry
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Il s'agit d'un texte découvert sur Internet, attribué à Blandine Rinkel, écrivaine et membre du groupe Catastrophe. Ce texte a été publié dans le cadre de l'émission DANS QUEL MONDE ON VIT de La Première (RTBF).

Je vous le livre tel quel. Il fait réfléchir à nos propres petites compromissions avec la vérité !



Chère rumeur,


Tu es une créature pâle qui passe d’un corps à l’autre, se faufile dans les oreilles, les bouches et les boucles de mails, les nombrils et les plis virtuels. Pareille à certains insectes, tu prolifères dans le noir et dans l’humide, déstabilisant notre écosystème virtuel, brouillant nos radars, flattant nos fantasmes. L’infestation commence comme un jeu, et sans même y penser, avec une légèreté presque innocente, on se fait ton écho. Les psychologues Allport & Postman en 1947 ont identifié trois processus qui aident, ensuite, la créature que tu es à se propager : - le processus de réduction, c’est-à-dire la simplification du message initial - le processus d’accentuation, quand on ajoute, sans même s’en rendre compte, des petits détails inventés pour rendre un récit un peu plus frappant - le processus d’assimilation, le fait qu’on retienne certaines informations incertaines, parce qu’au fond, elles arrangent bien notre vision du monde.


De toi, chère rumeur, j’ai parfois été l’objet, comme il m’est arrivé de me mettre à ton service. Pas plus qu’un autre, je ne suis immaculée. Il m’est arrivé de dauber sur des gens, de diffuser des potins légers, d’éprouver des animosités sans fondement. Ni monstre, ni sainte. Qui aujourd’hui pour l’être ? Mais je lutte contre mes propres tendances, c’est même pour ça que je t’écris, j’aimerais ne pas laisser le Gremlin l’emporter.


Car chacun peut devenir l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours, et - sans penser à mal - participer de la déformation de la réalité. Avec, souvent, les conséquences politiques que l’on sait. Mais il faut, ici, descendre encore un peu. La rumeur : de quoi parle-t-on exactement ?


D’une toilette publique que tout le monde utilise mais donc chacun croit être le seul à connaître l’emplacement - écrit Mbougar Sarr. Avec lui, je crois qu’il n’y a pas de secret véritable, au cœur de la rumeur, mais seulement des personnes qui aimeraient en détenir un – détenir un secret, ou une vérité rare dont ils auraient le privilège. Nous aimons les rumeurs, parce qu’elles nous donnent l’illusion de posséder une rare monnaie d’échange social. Un savoir privilégié. Nous savons vaguement quelque chose que personne ne sait vraiment…


Des données floues, des idées ou des scènes évanescentes, transitant d’un discours à l’autre sans avoir été éprouvées ni pensées à leur terme. Sans avoir été vérifiées. Des nouvelles, de sources obscures, qui se déforment à mesure qu’elles se répandent, bref des bruits qui courent.


Pas de la musique : des bruits.


Et soudain, cela me parait limpide.

Tu es, chère rumeur, très exactement l’inverse de ce qui me rend à la vie.

Ce que je cherche partout, dans la musique, la littérature, à la radio même - c’est l’opportunité de me hisser un peu au-dessus de mes propres pentes médiocres, de résister à l’appel du ressentiment et de la mesquinerie. L’opportunité d’échapper à ce bruit qui diminue souvent nos vies. L’éventualité, au fond, de trouver dans ce monde un peu de précision et, qui sait, un peu de beauté. Rumeur vague et commune, je veux croire à ton envers.


Te préférer une parole précise, secrète et musicale.


Saurons-nous l’entendre ?


Blandine